c'est une entreprise difficile.
C'est une entreprise impossible à l'homme.
Que de savoir quels sont les plus grands saints.
Ils sont tellement grands les uns et les autres.
Peut-être sommes-nous un peu des deux. Sans doute. Mais il y a des traits dominants. Il est bon de savoir de qui
nous tenons le plus: du fils aîné, ou du fils prodigue. Sainte Thérèse de Lisieux le savait. Elle se range résolument du côté du fils aîné. Et
elle l'écrit à plusieurs reprises:
Mais après tout elle (Thérèse) n'est pas l'enfant prodigue, ce n'est donc pas la peine que Jésus lui fasse un festin "puisqu'elle
est toujours avec Lui". (LT 142.)
J'agissais avec Lui comme un enfant qui se croit tout permis et regarde les trésors de son Père comme les siens. (A 66v.)
Depuis longtemps vous m'avez permis d'être audacieuse avec vous. Comme le père de l'enfant prodigue parlant à son fils aîné, vous
m'avez dit: "Tout ce qui est à moi est à toi." Vos paroles, ô Jésus, sont donc à moi. (C 34v.)
Il y a deux sortes de saints. Il y a deux fils. Mais il n'y a pas deux pères:
Et nous, le peuple de Dieu, n'avons-nous pas tous un seul Père ? N'est-ce pas un seul Dieu qui nous a créés ? Pourquoi nous trahir
les uns les autres, profanant ainsi l'Alliance de nos pères ? (Ml 2, 10)
Ne donnez à personne sur terre le nom de père, car vous n'avez qu'un seul Père, celui qui est aux cieux. (Mt 23, 9)
Il y a deux sortes de saints, comme il y a deux sortes d'hommes. Parmi les hommes il y a les riches, et il y a
les pauvres. Selon la sagesse de Dieu, les riches sont pour les pauvres; les pauvres sont pour les riches. Les pauvres sont pour les riches le moyen pour passer par le trou de l'aiguille, pour
aller au ciel. Les riches sont pour les pauvres l'occasion de ne pas se révolter, de ne jamais désespérer, d'exercer la patience. La lutte des classes (comme, d'ailleurs, la lutte des sexes)
est une invention du démon. Tous nous sommes invités à la même table. Les riches qui n'aiment pas les pauvres, tout riches qu'ils sont, resteront dehors. Les pauvres qui n'aiment pas le riches
aussi.
C'est la même chose pour la sainteté. Il y a ceux qui sont riches en vertus, d'autres qui sont démunis. Pourtant,
"ceux qui sortent des justes" et "ceux qui sortent des pécheurs" "font bon ménage ensemble". Car ils ont compris qu'ils sont faits les uns pour les autres. Entre eux aucune jalousie, seulement
de l'harmonie. Les vertueux ne sont pas jaloux de l'accueil que le Père réserve aux pécheurs qui reviennent vers lui, même si ce n'est pas avec une "contrition parfaite", comme on dit. Tous se
savent pécheurs: les uns pécheurs pardonnés, les autres pécheurs préservés. Ceux qui sont le plus redevables de la miséricorde de Dieu ne sont pas ceux qu'on croit. La Vierge Marie l'est plus
que Marie Madeleine, Thérèse plus que le bon larron ou Pranzini.
L'Immaculée Conception de la Vierge Marie (et sa maternité virginale) ne l'éloignent pas de nous. La sainteté de
Jésus encore moins. Marie est invoquée comme "refuge de pécheurs".
Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Je suis venu appeler non pas les justes, mais
les pécheurs. (Mc 2, 17)
Leur proximité avec les pécheurs ne consiste pas en ce qu'ils se décident à commettre les mêmes péchés, tout
comme la proximité du médecin ne consiste pas à contracter les maladies de leurs patients, mais à se consacrer tout entiers au retour à la santé de ceux qui sont malades.
Est-ce à dire que tout le monde ira au ciel, et que l'enfer n'existe pas? Gardons-nous d'imaginer que tout est
gagné d'avance! Gardons-nous de confondre confiance et optimisme béat! L'endurcissement est un danger qui nous guette tous: l'endurcissement des justes qui ne veulent pas ouvrir leur coeur au
frère prodigue, ou bien l'endurcissement des pécheurs qui ne veulent pas ouvrir leur coeur à la bonté du Père. L'obstacle commun aux uns et aux autres, c'est le scandale de la
miséricorde.
"C'est la confiance, disait Thérèse de Lisieux, et rien que la confiance, qui doit nous mener à l'Amour..."
Ce qui est difficile, ce n'est pas la confiance, c'est RIEN QUE la confiance. Ceux qui ont tout quitté pour
suivre Jésus, par exemple, ou ceux qui n'ont jamais commis de péché mortel, risquent de s'appuyer sur leur prouesse pour s'installer dans une sécurité trompeuse. C'est ce qu'on faisait
facilement dans les siècles où l'on croyait au petit nombre des élus. Aujourd'hui la tendance est plutôt de croire au petit nombre des damnés et au grand nombre des élus. Mais si notre
espérance s'appuie sur là-dessus, nous remplaçons alors la vivacité de l'éspérance par la somnolence d'un optimisme béat. Si presque tous sont sauvés, si l'on en fait une certitude, on se dit:
Il y a peu de chances que j'aille en enfer... Ce n'est pas de la confiance, c'est du calcul! Le calcul ne mène pas à l'amour. Il en éloigne.
Il est donc essentiel de fonder notre confiance sur l'absence meme de toute garantie au sujet du nombre des élus ou des réprouvés.
Dieu ne nous rassurera pas du tout à ce sujet, il faut prendre au sérieux les menaces des prophètes et des saints - en espérant et en suppliant afin que le grand nombre soit sauvé ("Que
deviendront les pécheurs?", clamait S. Dominique des nuits entières). (M. D. Molinié)